Ce deuxième article est la version, revue et augmentée, de la partie consacrée à cette période dans mon livre désormais épuisé "La Motocyclette en France 1914 - 1921"
Képi et pantalon rouge seront remplacés par le casque métallique et la tenue "bleu horizon" au milieu de 1915. Mais la posture imaginée par "ceux de l'arrière" est toujours aussi improbable qu'héroïque !
Avant ou après août 1914 ? L'important est que la difficulté de maintenir en état un parc motocycliste opérationnel formé de machines de réquisition est bien visible sur ce document. Trois marques différentes pour trois motos et trois parmi les moins courantes. De gauche à droite, une F.N. 4 cylindres (!), une Terrot-Zedel (ou MAG ?) bicylindre en V et une NSU allemande, également bicylindre en V.
La plus grosse cylindrée de Terrot (bi en V) était certainement plus apte à un transport de courrier, voire d'officier, qu'à voir les combats de près. Outre un compteur de vitesse au guidon, commandé par un câble direct, on remarque ce qui ressemble à une sirène d'alarme : pour ouvrir la voie ou prévenir la troupe de l'arrivée du courrier ?
Les Triumph ne furent guère ménagées comme en témoigne ici leur allure. C'est ainsi qu'elles forgeront leur réputation de fiabilité dont la marque profitera longtemps après que la paix soit revenue.
SOUS LE FEU
On ne connaît guère de traces officielles de l’utilisation tactique de la moto durant ce conflit. Cependant nombre de documents photographiques témoignent de son usage, et celui-ci est nettement moins guerrier que d’aucuns l’avaient prophétisé.
À une écrasante majorité, les motos illustrées sont d’origine britannique, tous les constructeurs d’outre-Manche étant devenus fournisseurs des armées (voir article précédent du 6/11/2013). Certains ont livré quelques dizaines d’exemplaires seulement car, très rapidement, le marché a été partagé entre deux fabricants : Douglas (18 315 unités) et Triumph (17 998 unités).
Sur les 642 Clyno utilisées sur le Continent, 478 le furent en France. Ces chiffres concernent plus probablement la 750 bicylindre en V de la marque utilisée avec un sidecar blindé et armé d'une mitrailleuse. Celle-ci est une modeste Clyno 250 bloc-moteur deux-temps et deux vitesses réquisitionnée puisqu'elle porte encore son numéro civile I8 (jusqu'en 1928, à Paris et à la région parisienne étaient dévolues les lettres E, G, I, U et X).
On estime qu’à peu près la moitié de chacun de ces contingents fut envoyée sur des fronts extérieurs à la Grande-Bretagne. Comme le sol français a vu défiler au total 15 978 motos anglaises, il n’est pas étonnant de les trouver en nombre (tout est relatif) aux mains de nos soldats. La vie de ces combattants particuliers n’était pas toujours ce qu’au front on appelait un "fricot", c’est à dire une sinécure. Une fois la paix revenue, les journaux spécialisés publieront quelques rares témoignages d’anciens motocyclistes militaires, récits spontanés, colorés et... édifiants ! L’un d’eux a évoqué le premier contact entre de futurs motars (c’est la première fois, semble-t’il qu’apparaît ce terme qui va connaître le succès que l’on sait et c’est l’orthographe de l’époque) avec leurs machines.
« ON TOUCHE LES ZINCS »
« Arrivés de la veille, moulus par un voyage de dix heures sur les Saurers de la formation, les douze motars du N...ième R.A.C. sortaient un à un des cantonnements et blaguaient devant le parc quand, enfin réveillé, le regard vide et la vareuse débraillée, l’O.M. (Ndlr : Officier du Matériel ?) parut et d’un coup d’oeil circulaire s’assura qu’aucun de nous ne manquait à l’appel. En effet, moins heureux que nos camarades « camions », nous n’avions pu recevoir à temps nos trépigneuses et avions dû, quelle honte, faire l’étape de Tremblay-Mello sur les sièges inconfortables des trois tonnes et attendions fiévreusement le beau jour où nous pourrions enfin trépigner à notre aise. Lentement les bâches des Saurer se relevèrent, les portes détachées servirent de plans inclinés et, avec aisance, solos et sidecars gagnèrent le sol tandis que le lieutenant, qui décidément regrettait son plumard, nous affectait d’une voix pâteuse le numéro 95... et nous faisait signer le livret. Le sort en était jeté, nous venions de toucher les zincs.
« On les tenait, mais hélas ! s’il est vrai qu’il y ait loin de la coupe aux lèvres, je crois qu’il y a encore plus loin d’une moto qu’on tient à une moto qui tourne. L’expérience allait le prouver de façon péremptoire.
« En effet, dès que notre supérieur, par excés de confiance ou franc je m’enfichisme, eut tourné les talons, nous fîmes le plein et commençâmes à jouer du kick-starter. Pour sept d’entre nous ce fut en vain et tandis que nos camarades plus chançards s’égaillaient de tous côtés pour les essais, il ne nous restait qu’à commencer méthodiquement... à dépanner nos machines neuves.
« Pour mon compte, constatant avec désespoir que ma magnéto s’obstinait à ne pas vouloir allumer, je démontai le tout et trouvai que la douille en fibre de l’axe du marteau, dilatée par l’humidité, s’opposait au retour en contact des deux vis platinées. Toile émeri, rodage, remontage, essai à l’air libre et voilà la matinée passée sans qu’une seule explosion ait pu jeter une lueur d’espoir dans mon ciel légitimement obscurci. La soupe mangée hâtivement, je remis la sauce. Bientôt quelques velléités de démarrage se produisant, je tentai la voltige et, m’enlevant sur les poignets, m’élançai à travers le village.
Jean Routier illustra souvent les aventures du "motar" dans Automobilia, l'une des rares revues publiées durant le guerre (tous les deux mois) sur le thème de la motorisation.
De tout temps, le militaire a cherché à se rapprocher des camarades originaires de sa région. Ici ceux de la Loire ont pris la pose le temps d'une photo avec les attributs de la fonction de chacun, bicyclette ou moto (Peugeot à soupapes automatiques). L'occasion aussi de mettre discrétement ses galons en évidence.
« Hélas ! la poisse, l’éternelle poisse, la divinité maudite veillait. Les boisseaux d’air et de gaz, le pointeau de réglage du gicleur s’en donnaient à qui mieux mieux, et dans cet invraisemblable cafouillage la moto incontrôlable tantôt voulait m’emporter à 70 dans la mare aux canards, tantôt calait ou m’obligeait à faire un peu de première vitesse. Néanmoins, calme et raisonné, je multipliais les arrêts et, jetant quelques logarithmes sur mon carnet, déterminais avec précision les limites de débit d’essence (elle pesait 780) et d’air, tendais les câbles et arrivais à obtenir la course voulue pour la vitesse maximum et le meilleur ralenti. Quatre heures plus tard, j’abattais le kilomètre en 40 secondes et m’apercevais que j’étais premier prêt des sept infortunés auxquels la X.X.X..... Company avait joué le sale tour de livrer des zincs en panne.
Pendant la guerre, les affaires... et la publicité, continuent !
« Le soir venu, la farandole commença et onze machines sur douze étant au point, la bande de jeunes fous que nous étions bondit vers Clermont, comme une meute de chiens courants. Spectacle féerique que celui de ces onze bolides roulant à plein gaz dans la plaine sans fin qu’un pâle soleil de mars plongeant à l’horizon faisait flamboyer de sa lueur rougeâtre.
« Onze moteurs emballés, onze hommes couverts de cuir, le paysage fuyant plus vite que dans un rêve et là-bas, vers le Nord, par dessus les collines, l’ombre des champs de bataille qui devaient nous dévorer. Nous roulions roue à roue dans une course effrayante, essayant les machines, nous essayant l’un l’autre pour savoir qui, là-bas, décrocherait la palme et qui, moins sûr en selle, serait mangé par la route. Enfin, quand la nuit étendant ses ailes noires nous apprit qu’il fallait tout de même rentrer au parc, nous savions à peu près quel serait notre sort et quand, décompressés, les moteurs stoppèrent, chacun sut ce qu’il était capable de faire. Un bon motocycliste se révèle au réglage et aux essais.
Signé : Un motar culotté ».
*
Dans la "Zone des Armées" (ici le Pas-de-Calais selon la pancarte), petite mise en scène humoristique éditée en carte stéréoscopique. Mais la boue du chemin, les uniformes, la Peugeot et les armes sont, eux, tout à fait réels.
Échappant à l’horreur de la vie quotidienne des tranchées, l’agent de liaison motocycliste n’effectue pas pour autant des missions sans danger. Un autre motar évoque ses souvenirs. Au passage on notera un hommage appuyé à la Triumph, l’une de ces fameuses monos 550 cm3 latérales surnommées « Trusty » (loyale, sûre) pour leur fiabilité exceptionnelle.
« UNE SALE BLAGUE DE L’A.L.V.F. »
« Le soir venait... Dans notre carrière de Billy un calme absolu régnait : les camions, partis depuis midi, ne devaient rentrer que dans la nuit ; aussi chacun jouissait de son mieux de la délicieuse fraîcheur qui se substituait au soleil tropical de l’après-midi. Pour mon compte, noyé dans ma veste de cuir, casque en tête et revolver au flanc, j’attendais « les papiers pour le P.C. » en sacrant après le « vieux » qui allait encore me faire rentrer de nuit. Finalement il apparut et garnit ma sacoche d’une liasse d’états plus ou moins « néant » et de quelques messages secrets. Un coup de kick et ma Triumph, démarrant superbement, m’emportait plein gaz vers la ligne de feu. Bientôt je quittai la route de Reims et franchis l’Aisne. Au loin, vers le Nord, la canonnade marchait bon train, et tout faisait pressentir... un sérieux sonnage à l’arrivée.
Faiblesse reconnue de la Triumph H, le ressort de sa fourche pendulaire trop faible qui finissait par s'avachir. Seul remède, mais radical, une simple courroie qui annule son débattement !
Néanmoins mon attention était principalement retenue par les difficultés du terrain et les doux gargouillements que la trépidation faisait naître dans mon estomac trop bien lesté. Aussi fus-je quelque peu ahuri de ce que je vis en dévalant la côte du fort de Condé. La route, la route où j’étais passé la veille, était aux trois quarts coupée, cependant que de respectables cratères en jalonnaient les bords et que de désagréables 105 y rendaient à cette heure le passage périlleux.
Calme et résolu, je passai et bientôt, quittant la route, je m’engageai sur les pistes aboutissant au P.C. Dans le crépuscule, la flamme des arrivées, agrémentée du bourdonnement des éclats, réduisait à chaque instant mes chances d’arrivée, et pourtant le but était là, à huit cents mètres, dont chaque seconde me rapprochait. Une chose était seule possible : passer... ou tomber là, sur ces pistes, loin de tout secours...
Par la photo, ci-dessus une estafette sur Rudge-Multi, ou par l'imagerie, on fabrique une vie au front à l'intention de ceux de l'arrière. Quant aux exploits guerriers...
... que la carte postale relatera abondamment plus tard...
... on peine à trouver sur quels faits ils reposent.
Malgré tout, j’arrivai à destination, remis mes papiers, en reçus d’autres et me relançai dans la fournaise, poussant gaz et avance pour ne pas rentrer trop tard (...). J’arrivai à Celles, au bord de la voie ferrée, où quatre pièces de marine, en tourelles, braquaient leurs énormes volées à quelques mètres en travers et au-dessus de la route. Imprudemment, je tentai de passer avant le départ des coups : hélas ! la quatrième pièce cracha au moment exact où je passais dessous... Une flamme géante, un choc et je me retrouvai dans le fossé appuyé au talus, avec le feu à bord et sourd comme un pot. J’ai éteint l’incendie, et je me rappellerai longtemps d’avoir été « sonné » par un départ français ».
*
Dessinateur dans des revues automobiles britanniques, T. Smallwood donne une interprétation humoristique de la guerre dans cette publicité d'une page entière de "Automobilia" à la gloire de Douglas (Janvier-Février 1918).
Alarmé par la saignée provoquée dans les rangs de l'armée française, le gouvernement demanda en août 1915 l'aide de la Russie. Malgré les réticences de son État-major, le tsar Nicolas II fit envoyer 40 000 hommes en renfort (1916). La moitié environ combattirent en France, l'autre moitié sur le front de Salonique. Lors de la révolution bolchevique de 1917, certains rejoignirent leur pays tandis que d'autres restèrent chez nous. L'un d'eux était Stefan Morar, ici à droite devant un militaire français, qui s'établit à Paris et y fonda une famille.
On retrouve Stefan Morar au guidon de l'attelage emmené par une peu courante James au caractéristique ailettage du cylindre "en hérisson". Un gradé russe a pris la place du gradé (belge ?) de la photo précédente. Ces deux documents font partie du trésor familial d'Olivier N..., petit-fils de Stefan, qui fut longtemps mon voisin parisien. Le monde est petit...
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UN TÉMOIGNAGE INATTENDU
Le 26 février 1930, Violette Morris (ci-dessous, à droite avec une amie. Photo de Brassaï) "garçonne" autoproclamée (elle a subi volontairement l'ablation de sa volumineuse poitrine "qui la gênait pour conduire") comparaissait devant le Tribunal civil de Paris. Une plainte contre elle avait été déposée par la Fédération Féminine Sportive de France qui l'avait radiée, prétextant sa vêture masculine et le mauvais exemple qu'elle donnait ainsi à "nos jeunes filles". Cette particularité vestimentaire, Violette Morris la défendit devant les juges en ces termes : "Ce droit (de s'habiller en homme), je l'ai acquis moralement lorsque j'étais estafette entre 1914 et 1917. Pour circuler à l'arrière, ou même à l'intérieur des lignes, ni la robe ni la jupe n'étaient de mise. C'est là-bas, à Noyon (*) et plus tard à Verdun, que j'ai pris l'habitude de me vêtir "en homme".
(*) D'abord pour la Croix-Rouge, puis à l'État-major.
Douée pour tous les sports d'athlétisme, allant même jusqu'à la bicyclette derrière stayer, Violette Morris y remporta de nombreuses victoires dans les années 20. Elle participa également à des épreuves sur longue distance au volant de cyclecars Benjamin (Bol d'or 1927). Ses activités au service de l'occupant allemand durant la seconde guerre lui valurent d'être exécutée par des maquisards en avril 1944.
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