En 1903, il faut chercher à la loupe les informations concernant Buchet. N'étaient les performances de pilotes au guidon de "tricycles monstres" à moteurs bicylindres, on pourrait croire à la disparition pure et simple de la marque. Il n'en est rien, heureusement. Mais il faut attendre la fin de l'année pour en savoir plus par ces quelques lignes publiées le 7 novembre dans le numéro 110 de La Vie Automobile :
« Les usines Buchet – À la suite du décès du regretté constructeur, les usines Buchet avaient été mises en vente, tout en continuant à travailler. Nous apprenons qu’elles viennent d’être achetées par M. Girod (*). Les Usines Buchet conservent leur ancien titre et continueront à produire, comme par le passé des moteurs, des groupes pour bateaux et électrogènes, etc. Elles nous réservent aussi une nouveauté que nous aurons l’occasion de voir au prochain Salon ».
(*) Erreur de la revue : lire Giraud.
Que ce soit dans sa tenue "de travail" (ci-dessus) ou dans sa tenue de simple quidam, Maurice Fournier était toujours d'une rare élégance (photo ci-dessous).
Donc la vie a suivi son cours à Levallois. Ailleurs, le nom de Buchet fait frémir les foules qui se massent autour des pistes de vélodromes. Lors des deux premières réunions de la saison au vélodrome Buffalo de Neuilly, la direction a refusé du monde ! Jusque là, les tricycles équipés du bicylindre Buchet que pilotaient les Baras, Rigal ou Marcellin couraient lors de ville-à-ville ce qui ne laissait guère de temps aux spectateurs pour les voir de près. Dans les épreuves du kilomètre lancé, ils évoluaient devant des amateurs plus ou moins blasés car déjà connaisseurs. Le vélodrome, c'est un spectacle urbain où l'on vient juger les acteurs "sur pièces" avec aussi l'espoir, confus mais bien réel, de voir le dompteur-se-faire-manger-par-le-lion. D'autant que la presse en rajoute, sans peut-être s'en apercevoir. Lorsque la revue La Locomotion titre en 1903 "Les motocyclettes du 100 à l'heure", elle déborde la simple information. Elle déborde puisqu'on n'a pas encore atteint ce symbolique 100 à l'heure qui a d'ailleurs été dépassé depuis lors de divers kilomètres lancés. Mais l'image reste forte et La Locomotion va s'employer à la justifier...
... par une description saisissante de l'une des machines en question : "La machine que montera Maurice Fournier sera actionnée par un moteur deux cylindres à ailettes d'une puissance de 22 chevaux ; chaque cylindre a respectivement 110 mm d'alésage et 120 mm de course (ndlr : 2280,800 cm3). La transmission se fait par chaîne et les pignons ont respectivement 21 dents (pignon moteur) et 38 dents. Le pignon moteur est serré entre deux flasques en cuir, qui lui permettent de patiner, surtout au démarrage (ndlr : ! !) ; les à-coups sont complétement éliminés par ce procédé. La fourche de cette machine est du système Truffault. Le cadre comporte un tube énorme qui, partant du raccord inférieur de douille, contourne le carter du moteur et va aboutir sous la selle. Le moteur est bridé sur ce tube par deux croissants en cornière. Les roues métalliques sont munies de pneumatiques de 85 mm. Le poids de la machine est, en ordre de marche, de 175 kilos. Enfin, la vitesse que Maurice Fournier compte réaliser est de 120 kilomètres à l'heure, peut-être plus, nous a-t-il dit".
CEUX QUI VEULENT AVOIR LE DERNIER MOT...
Pour sa réouverture le 12 avril, le Parc des Princes annonçait, outre les habituelles courses cyclistes, un match de motocyclettes entre Maurice Fournier et Marius Thé. Comme Fournier, ce dernier est un ancien coureur cycliste qui s'est spécialisé dans l'entrainement des stayers (ndlr à l'intention des jeunes couches : le stayer, c'est le cycliste, pas le motocycliste), mais il ne refuse pas une participation à une course de motos. À tel point qu'au moment de la rencontre avec Fournier, il a dans ce domaine un palmarès édifiant : 36 victoires consécutives ! Il devra cependant s'incliner devant Fournier ce 12 avril 1903. Les 10 kms du match ont été couverts par la Buchet à 89,189 km/h, ce qui est un genre de record du monde sur cette distance et sur la piste d'un vélodrome. Moins spectaculaire que la Buchet, la machine de Thé était son habituelle moto d'entraineur, équipée d'un bon vieux De Dion monocylindre automatique de 1358 cm3 (120 d'alésage x 120), à peine... modernisée par un amortisseur de transmission de type Bruneau dans le pignon moteur. Foin de complications, cette machine, nous apprend La Locomotion "ne compte qu'une seule manette, celle de l'avance à l'allumage. La carburation est réglée avant chaque course après quelques tours de piste, et lorsque l'homme se présente au poteau, sa machine est parfaitement réglée et il n'a plus à s'occuper que du graissage et de l'allure".
La "Bête de vitesse", comme les Anglais avaient baptisé la Buchet lors de son passage Outre-Manche, n'était pas invincible. Le 16 avril, Maurice Fournier est dépossédé sans réplique de son titre par un autre monocylindre De Dion, un 14 CV comme celui de Marius Thé. Le nouveau champion est désormais Sigonnaud (ci-dessus), un entraineur lui aussi, qui a couvert les 10 kms en 6' 8'' soit à 97,826 km/h. En fin d'année, Fournier reprendra son bien, mais il lui faudra pour cela abandonner son Buchet bicylindre pour une autre machine étonnante à 4 cylindres !
UN GENTLEMAN-PILOTE SUR LES PLANCHES
Même s'il est parfois de performances inégales, le Buchet bicylindre excite le curiosité, voire plus, d'autres pilotes. C'est ainsi qu'on le verra aux mains du champion belge sur circuit ou sur vélodrome, l'intrépide Jan Olieslagers, baptisé "Le Démon Anversois" et que nos meilleurs spécialistes de "la grosse moto" affrontent lors de championnat nationaux assez rapidement rebaptisés "mondiaux".... Lors d'un séjour à Paris, Olieslagers fit à l'hebdomadaire La Vie au Grand Air une confidence peu commune et d'un certain panache à propos de ses chutes en compétition : "Dès que je sens que ma machine ne rend pas ce que je lui demande et que je m'aperçois que je vais tomber, je regarde derrière moi pour voir si un concurrent ne vient pas, et je lâche ma moto (...). C'est grâce à cette science de la chute que je ne crains pas le danger et que je ne fus battu qu'une seule fois et régulièrement par Anzani. Il est vrai que la veille, j'avais reçu une balle de revolver en m'essayant au tir (...). Pour courir sur piste, il faut être un excellent mécanicien, connaître mieux que soi-même sa machine (...). En outre, il faut posséder du courage. Ceux qui ont peur sont perdus. Et, quitte à se tuer, ne vaut-il pas mieux le faire avec le sourire ? C'est plus digne et le public le préfère."
Comme beaucoup de motocyclistes, Olieslagers se tournera ensuite vers l'aviation et il sera un des premiers à obtenir son brevet de pilote. Ce qui, tout naturellement, l'amènera à l'aviation de guerre en 1914 où il s'engagera avec son Blériot personnel baptisé "Le Démon", naturellement. Il sortira du conflit avec de multiples décorations récompensant ses 6 victoires. Elles étaient en réalité bien plus nombreuses, mais Olieslagers rechignaient à remplir les paperasses nécessaires pour obtenir les homologations... Parmi les têtes d'affiches qui ont voulu tenter de maîtriser la "Bête de Vitesse", on n'est pas vraiment étonné de trouver Alessandro Anzani (ci-dessous). D'autant moins lorsqu'on sait qu'il suit de près le développement des moteurs Buchet, de leur carburation en particulier, puisque c'est pratiquement le seul poste sur lequel un mécanicien peut agir. La comparaison entre les photos des deux machines révèle quelques différences intéressantes. La plus visible porte sur la largeur de la courroie directe et plate pour éventuellement supporter un glissement en cas de reprise trop brutale qui provoquerait un "décollement" du stayer.
Sur le Buchet d'Anzani (ci-contre), les cylindres portent des ailettes et les échappements se font par des tubes qui, normalement crachent dans une bâche installée sous le moteur. Ceci naturellement pour ne pas laisser de traces d'huile sur les planches de la piste. On peut en déduire qu'il s'agit là de la machine d'entraînement classique alors que celle d'Olieslagers n'a ni tubes d'échappement ni ailettes, ce qui en ferait plutôt une moto de "sprint" dans un match contre sa ou ses semblables et néanmoins rivales à moteurs Hurtu, Soncin, Bourdiaux, De Dion, Aster. Le réservoir plus petit indique aussi une compétition de courte durée. Mais l'essentiel est de constater qu'il y avait plusieurs types de bicylindres Buchet, de caractéristiques adaptées à chaque genre de compétition, vitesse, entraînement ou records. Ils attirent aussi les constructeurs d'automobiles, enfin ce qui en tient lieu, à commencer par cet étrange insecte à double fourche Truffault mené par le fils de l'inventeur (ci-dessous). Au kilomètre lancé de Deauville, il a signé le meilleur temps des voiturettes en 43'' 2/5 soit à 83 km/h, mais on ignore ce que pilotait la concurrence... où il pouvait y avoir d'autres machines à moteur Buchet.
La voiturette Truffault que la presse a vu "voler de bosse en bosse" !
Ex-adversaire de Maurice Fournier, Marius Thé (ci-dessus, peu souriant comme à son habitude) a tenu lui aussi le guidon d'une Buchet en France et aussi en Grande-Bretagne où il aurait battu plusieurs records. Le bicylindre de sa machine utilisée contre Fournier expose ici une autre version avec des cylindres dépourvus d'ailettes dans leur moitié inférieure. Les orifices de l'échappement dit "à fond de course" pratiqués au pourtour des parois des cylindres (*) ont été munis de récupérateurs des vapeurs d'huile du graissage généreux qui s'opère toujours par pompe manuelle.
(*) On les distingue plus clairement sur la photo de la machine de Maurice Fournier en début d'article.
Devant l'accumulation d'accidents mortels occasionnés (19 morts de coureurs ou d'entraîneurs entre 1901 et 1905) par l'utilisation des grosses motos, celles-ci vont finir par être interdites. Un semblant d'accord va intervenir entre les vélodromes européens afin de fixer des normes applicables aux motos. Jusqu'à ces nouvelles règles, le Buchet a encore son mot à dire comme ici, en 1905, sur ce tandem (ci-dessus) utilisé pour "tirer" le champion cycliste allemand Thaddeus Robl.
UN AVENIR INCERTAIN À LEVALLOIS
Dans les compétitions "ordinaires", les moteurs Buchet brillent par leur absence. "L'autre" culbuté, le Clément bicylindre en V, est emmené dans Paris-Madrid (24-27 mai, arrêté à Bordeaux) par Derny qui grimpe aussi la rude Côte de Laffrey (9 août). Point de Buchet au Criterium du 1/4 de Litre, nouvelle formule où ce qui compte désormais, c'est la cylindrée de la machine et non plus son poids, alors que celui du pilote ne doit pas être inférieur à 75 kilos. Une La Foudre a peut-être représenté la marque de Levallois dont elle monte habituellement des moteurs, mais pour ce Criterium, le nom de celui-ci n'est pas cité. Sans regrets car Millo, son pilote a terminé 3ème de sa série éliminatoire dont seuls les deux premiers avaient accès à la finale. Rigal était également présent mais au guidon d'une Moto-Cardan.
Il semble qu'un certain flottement règne à l'époque chez Buchet qui reste sans direction, ce qui incite peut-être ses pilotes attitrés à s'émanciper. Après Rigal, c'est Anzani qu'on verra à la mi-septembre dans une course de motos au Parc des Princes pompeusement appelée Championnat du Monde des Motocyclettes. Disputé dans le cadre du Grand Prix de la République... cycliste (le G.P., pas la République), ledit Championnat réunissait la fine fleur des entraîneurs dans une finale de 10 kms précédée de plusieurs éliminatoires. Quatre hommes sont sélectionnés pour la finale : Marius Thé et Sigonnaud avec des De Dion de 14 CV ; Maurice Fournier sur la Clément 4 cylindres en V de 12 CV (ci-contre) et notre Alessandro Anzani revenu à ses premières amours cyclistes au guidon d'une Hurtu à moteur Hurtu de 14 CV (à son arrivée en France, il courait pour Hurtu). Cette finale est remportée par Fournier à la moyenne de 106,194 km/h devant Anzani puis Thé. Sigonnaud n'a pas terminé, victime d'une panne mécanique. Ce Championnat est sans doute la dernière occasion de l'année où est cité Buchet car pas plus à la Côte de Gaillon qu'aux 5 kms lancés de Dourdan qui clôturent la saison sportive on ne trouve trace du culbuté levalloisien. Buchet y figure bien, mais il s'agit d'un coureur.
L'HEURE DE GLOIRE DE L'IMMIGRÉ ANZANI
"Le nom de Buchet qui eut, il y a peu d'années, son heure de retentissement, avait, à la suite de la mort du regretté constructeur, subi une passagère éclipse, vient de sortir de sa léthargie", écrivait La Vie Automobile à l'automne 1904 dans son reportage sur le Critérium du 1/3 de Litre, nouvelle mouture du 1/4 de Litre qui n'aura vécu qu'une édition, celle de l'année précédente. Cette réflexion de la revue était justifiée par les résultats de la course jugée alors la plus importante de la saison sur piste et disputée du 4 au 9 octobre au Parc des Princes. À travers le nom de Buchet, ce sont deux autres noms qui étaient honorés : celui de la marque équipée de moteurs Buchet c'est à dire Alcyon, "un poupon d'une an à peine" soulignait L.V.A. (A = Automobile, ne pas confondre...), et celui d'Anzani qui "ne trouva pour ainsi dire pas de concurrents dans cette (5ème) série, ceux-ci durent se contenter de figurer derrière lui".
Ci-contre, Alessandro Anzani pose pour l'éternité en présence de M. Godard, Directeur des Ets Alcyon (manteau à droite). Après la course, il passe au pesage (ci-dessous).
Et la revue de persister dans ses louanges en détaillant la course de l'Italien dans cette fameuse cinquième série : " Plusieurs fois victime de pannes, il dut s'arrêter et laisser les autres s'échapper et lui ravir le commandement, pas pour longtemps car, dès la panne réparée, Anzani repartait et galopait sur tout le lot, passant les uns et les autres avec une régularité de métronome. (ndlr : on croirait voir du Rossi... Valentino !). Pour donner une idée de sa supériorité sur les autres coureurs, disons simplement qu'il a eu trois pannes : la première au 9ème kilomètre (bougie encrassée) ; la seconde au 27ème kilomètre (excès d'huile, encrassement de bougie) ; enfin au 67ème kilomètre (rupture d'un fil), et malgré cette guigne persistante, Anzani finit premier (...)". Au terme des 6 séries éliminatoires, Anzani triomphait en finale, emmenant derrière lui une autre Alcyon-Buchet, celle de Giorgis tandis que Griet, co-équipier d'Anzani finissait 4ème derrière une surprenante Stimula-Vandelet que l'on n'attendait pas à pareille fête. D'ailleurs, notait L.V.A., cette place lui est revenue alors qu'elle "était pourtant la moins rapide de toutes les machines aux prises dans la finale. La Stimula ne doit sa place honorable dans le classement qu'à sa régularité de marche et à l'absence de pannes (...)". On a connu plus enthousiaste comme compliment...
Que s'était-il donc passé pour qu'une maison qu'on voyait proche de l'extinction douze mois auparavant place trois de ses moteurs dans les quatre premiers d'une course aussi prestigieuse devant 2000 spectateurs ? Prestigieuse car disputée puisque 11 marques différentes y étaient venues s'affronter (Aiglon, Alcyon, F.N., Griffon, La Foudre, Lurquin-Coudert, Magali, Peugeot, Stimula-Vandelet, Velox, Villemain). Affrontement animé d'une ardeur certaine, sauf pour... Peugeot et Griffon. Selon une pieuse justification fournie par L.V.A., ces deux constructeurs avaient été "victimes de la Coupe du Motocycle-Club de France. Les ouvriers et les coureurs surmenés par la mise au point des engins de Dourdan, n'avaient pu donner l'attention nécessaire et n'avaient pas eu non plus le temps matériel pour régler de convenable façon les machines du Tiers-de-Litre. C'est donc un peu désemparées que les grandes victorieuses de Valentigney et de Courbevoie se sont mises en ligne". Pour l'une d'elles du moins, Griffon, la pilule n'était pas trop amère puiqu'elle avait remporté en septembre le Grand Prix du Motocycle-Club. Pour Peugeot, la déception était plus grande car ses machines y avaient été battues. Cependant les deux
Sur ses machines du 1/3 de Litre, Anzani renforce la fourche avant par des haubans alors que celle du G.P. du Motocycle-Club (à gauche) en est dépourvue. La route de Dourdan était pourtant autrement plus cahotique qu'une piste de vélodrome !
marques pouvaient savourer une discrète revanche rétrospective sur Anzani car aucune des trois machines qu'il avait engagées dans ce Grand Prix, une mono et deux bicylindres en V n'avaient franchi le cap des éliminatoires. Si l'on en juge par la mauvaise photo de la monocylindre, ces machines n'avaient encore que leurs échappements commandés par culbuteur alors que celles du 1/3 de Litre avaient une commande par culbuteurs à l'admission et à l'échappement.
(À suivre)
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