« À onze ans, il s’occupait déjà de mécanique. Son père avait voulu en faire un simple ouvrier et c’est en cachette, avec les quelques sous qu’il pouvait gagner de droite et de gauche à l’insu des siens qu’il s’acheta des livres et étudia. Apprenti à Nantes, il passa ensuite à Argenteuil où il étudia la machine à vapeur. Puis, chez Postel-Vinay, il put s’initier aux délicatesses de la petite mécanique. Établi ensuite à son compte rue Saint-Jacques, M. Buchet exploita ses propres brevets d’appareils téléphoniques. À Montsouris il installa un atelier plus grand puis rue de la Roquette où il s’occupa plus particulièrement de moteurs électriques. C’est à ce moment qu’il devint des nôtres. Le moteur l’avait conquis. Jusqu’à ses derniers moments, c’est le moteur qu’il aima. La poulie extensible l’attira un instant. Puis il construisit la culasse Buchet, le moteur à ailettes et à eau. Enfin, la dernière étape de sa vie l’amena à Levallois où il donna à l’automobile et à l’aérostation ses derniers moteurs à deux et quatre cylindres. La mort de M. Buchet est, répétons-le une grande perte pour l’automobile. »
C'est ainsi que L’Industrie Vélocipédique et Automobile de novembre 1902 rendait hommage à l’un des pionniers français de la motorisation décédé le 29 octobre des suites d’une septicémie consécutive à un érysipèle.
Le dessin ci-dessus accompagnant le brevet fut publié dans la presse en 1900 et il se peut que le moteur en photo à côté soit sa réalisation car il s'agit du plus ancien moteur E. Buchet connu à ce jour. Il diffère de celui du dessin par l'étrier qui supporte l'axe du culbuteur mieux établi que celui qui figure sur le brevet. Il possède aussi une culasse hémisphérique, semble t-il. Et elle est démontable, vissée sur quatre bossages du cylindre, une solution qui sera rapidement abandonnée par Buchet au profit de colonnettes plus robustes.
Cette même année 1900 paraît dans La France Automobile n° 64 l'étonnant dessin ci-dessus (brevet sans doute) d'un bicylindre vertical Buchet taillé sur le patron du mono. On y retrouve les caractéristiques soupapes verticales dans une culasse hémisphérique. La description qui l'accompagne fait état des nombreuses victoires qu'il a valu à Baras et Marcellin dans plusieurs ville-à-ville, genre de compétitions très courantes puisqu'il n'existe pas encore de circuits routiers classiques. Ainsi le Buchet bicylindre s'est distingué dans les 337 km du Circuit du Sud-Ouest, soit Pau-Bayonne-Pau. Marcellin se classait troisième et premier motocycle derrière deux voitures Panhard (1er René de Knyff) sur son tricycle motorisé "avec le premier moteur de ce genre sorti des ateliers deux jours auparavant", précise la revue. Plus tard, le 15 avril dans Paris-Roubaix, Baras battait le rapide du Nord et arrivait avec trois-quarts d'heure d'avance sur le second, avalant les 287 km du trajet en 3 h 48' soit à l'effarante moyenne de 75,528 km/h ! On mesure la valeur de la performance lorsqu'on compare ce temps avec celui du vainqueur de la même épreuve de l'année précédente : Georges Osmont, l'as du tricycle De Dion, avait fait le parcours à 51,405 de moyenne... Enfin Baras et Marcellin remportaient les deux premières places dans le Criterium des Motocycles tandis que de son côté Victor Rigal accumulait les records de vitesse sur piste.Sur la piste en bois d'un vélodrome, Rigal en plein effort (du moins pour le photographe !) avec son tricycle à moteur Buchet bicylindre équipé d'une fourche avant Truffault. Le tri pourrait être un Darracq. La photo est postérieure à l'année 1900 car la Truffault n'apparaît qu'en 1901.
"Devant de tels succès, continuait La France Automobile, M. Buchet ne s'est pas arrêté en si bon chemin ; c'est maintenant par quatre qu'il groupe les cylindres. Tel, par exemple le moteur dont M. de Santos-Dumont a muni son ballon, et qui développe une puissance de seize chevaux, et celui de l'aviateur Louis Roze, à circulation d'eau qui développe également seize chevaux". La machine de cet "aviateur" est en fait un double ballon dirigeable équipé de deux Buchet bicylindres à eau de 10 chevaux chacun. Ils ne seront cependant pas suffisant, et l'engin de Roze ne quittera jamais le sol.
Le Buchet 4 cylindres à eau de 20 CV en cours de montage dans la nacelle du Santos-Dumont numéro 6. Grâce à sa légèreté (102 kg tout de même !), il permettra à l'audacieux brésilien de remporter en 1901 le Prix Henri Deutsch de la Meurthe offert par le mécène des huiles minérales et pétrole. La condition était de parcourir "sur une machine volante" la distance entre le parc de Saint-Cloud et la Tour Eiffel avec retour en moins de trente minutes. Auparavant, Santos-Dumont avait monté un 7-10 CV sur son numéro 4 puis un 12 CV sur le numéro 5, tous étaient des Buchet.
Un exemplaire d'un impressionnant bicylindre Buchet a survécu, ce qui nous permet d'admirer sa construction de façon détaillée. On voit qu'elle est conforme au dessin du supposé brevet.
Malheureusement le mauvais dessin (*) du brevet ne permet pas de savoir comment est commandé l'arbre à cames logé entre les cylindres. (*) Il s'agit d'une photocopie réalisée à la Bibliothèque nationale il y a plus d'un quart-de-siècle sur une machine archaïque que la préposée ne maitrisait pas totalement. Et je ne suis pas sûr que la B.N. autoriserait aujourd'hui la nécessaire manipulation des gros volumes reliés de La Vie Automobile qui a publié ce précieux dessin...
Élie Buchet est désormais installé rue Greffulhe à Levallois, une ville qui va devenir le centre de tout ce qui compte dans la nouvelle industrie motorisée. Il y a rejoint les arrivés de la première heure qui ont investi des terrains achetés par Eugène Levallois en 1840 et proposés en lotissements par Jean-Jacques Perret. Installé dès 1867 avec son entreprise de charpentes métallique, Gustave Eiffel a ouvert la voie aux Clerget, Couzinet puis, plus tard aux Werner, Peugeot et Ader (1909). Trop à l'étroit, Buchet aura bientôt une nouvelle adresse au 49 de la même rue Greffulhe.
Curieusement, Buchet ne fait pratiquement pas de publicité dans la presse spécialisée, laissant parler pour lui les performances des pilotes qui utilisent ses moteurs. Il est vrai que ceux-ci ne sont pas destinés à n'importe qui. D'abord par leur puissance car le plus modeste de son catalogue, le 3 chevaux 1/3, est déjà un gros moteur dans la production nationale. Ensuite par leur prix. À 625 F ce moteur coûte les deux-tiers d'une machine entière de catégorie moyenne : une René Gillet, une Peugeot, une Griffon sont à 8/900 F. Lesquelles, évidemment, n'ont pas le magique culbuteur d'échappement.
Admission par soupape oblique ou par soupape verticale, toutes les variantes semblent possibles. Mais celle de l'échappement est toujours aussi verticale sur la culasse que la bougie est horizontale.
Un palmarès qui a dû faire bien des envieux avec la preuve des progrès réalisés en deux années !
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BUCHET S'INTÉRESSE AUX PLUS PETITS...
Assez brutal, peu commode à manier, le tricycle commence à perdre du terrain devant les grandes marques qui vont proposer des machines de moyenne cylindrée. En 1902 paraît aussi le Clément monocylindre de 150 cm3, nouveau moteur à échappement culbuté comme celui du Buchet. Dans le même genre, d'autres suivront plus tardivement tel le Herdtlé-Bruneau ou un éphémère Monarque. Mais le plus dangereux restera le Clément dont les exploits en version bicylindre feront beaucoup pour la réputation de la marque du Pré-Saint-Gervais. L'usine de Levallois, elle, réplique par un "petit" 240 cm3 (66 d'alésage x 70) adaptable sur toute bicyclette par une douille venue de fonderie sur le carter "en partinium", précise La Vie Automobile. Le volant-moteur de ce 2 CV 1/4 est extérieur car l'embiellage est en porte-à-faux (comme sur le Clément...). Bien sûr il comporte la caractéristique commande d'échappement par culbuteur.
Le moteur ci-dessus, vu sur une machine de marque inconnue au Pioneer Run, porte un accessoire ingénieux au-dessus de la soupape d'admission. Un petit levier articulé permet d'actionner la queue de la soupape (oblique) dans le cas d'un éventuel grippage, ou tout simplement pour la dégommer après un long remisage. L'usage d'une loupe permet de lire l'inscription sur la plaque de fermeture sous le boîtier d'allumeur : c'est un bien banal "Breveté S.G.D.G.". Banal, mais singulier car on ne le retouve pas sur d'autres moteurs.
Mystérieuse "Presto" dont on ne sait rien d'autre à ce jour. Intéressante malgré tout car elle présente le "petit" Buchet en position verticale au prix, il est vrai, d'une torture du cadre afin d'adapter le montage avec la douille de fixation coulée avec le carter.
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... PENDANT CE TEMPS LES GROS ABATTENT DES RECORDS
S'il y a quelqu'un qui n'est pas impressionné par les grosses gamelles du bicylindre Buchet, c'est bien le petit Georges Osmont, pilote de la première heure chez De Dion-Bouton. À chaque réunion sportive, kilomètre lancé ou course de côte il est là sur son tricycle monocylindre, défiant Rigal ou Loste (ci-dessous à la côte de Gaillon) lorsque le spécialiste du Buchet est empêché. Au début de 1902 à Nice, Osmont abat le km lancé en 33 secondes et devient le recordman de la distance avec 109,090 km/h... à égalité avec Rigal qui a réalisé le même temps à Achères !
Malgré sa carrure confortable, même un Ernest Loste avait besoin d'un coup de main au démarrage du plus gros des Buchet.
Autre lieu, autre mano a mano un peu plus tard au km lancé de Deauville. Rigal y est impérial, crédité d'un sidérant 125 km/h ! C'est trop pour les édiles de la Commission Sportive de l'Automobile Club de France qui annule dans la foulée tous les autres résultats de la réunion, soupçonnant un chronométrage aléatoire. De plus, une réclamation a été portée contre Rigal car il a dû être poussé au démarrage. Sans embrayage et sans pédales, son Buchet à transmission directe sur la roue arrière gauche est d'ailleurs impossible à mettre en route d'une autre manière ! Au cours de cette journée, Osmont avait atteint 106,508 km/h, une vitesse conforme à sa performance antérieure à Nice. De son côté, Loste qui n'avait pas dû bénéficier d'une monture identique à celle de Rigal (130 d'alésage x 160 = 4245 cm3 !) signait un honorable 95,544 km/h.
Le 14 novembre, sur une portion de route en région parisienne, entre Saint-Arnould et Dourdan, Victor Rigal allait faire taire ses détracteurs de Deauville. Toujours avec le gros Buchet de 32 CV, il parcourait le kilomètre lancé en 29 secondes soit à 124,137 km/h ! Bel hommage posthume à Élie Buchet l'homme qui avait conçu le cœur de la machine de ce record. Un record qui est toujours debout, le préfet de Seine-et-Oise ayant immédiatement interdit ce genre d’épreuve sur son territoire.
Chassés des vélodromes où ils avaient provoqué d'effroyables accidents dans l'entrainement des cyclistes, les tricycles vont peu à peu disparaître du paysage sportif. Leur catégorie ne figure plus dans les épreuves de 1903, remplacée par les "voiturettes" ou "voitures légères", et les Osmont, Baras, Villemain, Béconnais et autres Loste vont devoir trouver là un nouveau terrain d'exploits.
PROCHAIN ARTICLE : L'HÉRITAGE D'ÉLIE BUCHET
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