"Les motos ressemblent de plus en plus à des voitures : la moindre 125 possède aujourd'hui un démarreur électrique comme si la nouvelle génération de motards était composée exclusivement de jeunes filles chlorotiques : entendons-nous, je ne suis pas contre le progrès technique, mais j'ai une certaine idée de la moto comme instrument de plaisirs particuliers, de plaisirs motocyclistes qui n'ont rien à voir avec les plaisirs automobilistes (...). Le but de mon opération est d'essayer de présenter aux motards des motos le plus "motos" possible, des motos sans concessions et sans clins d'œil aux profanes, des motos de motards avec tous leurs défauts mais aussi avec toutes les qualités qui font de la moto ce qu'elle est : un instrument de plaisir extraordinaire".
Celui qui parlait ainsi avait 24 ans et c'est Moto Journal qui en 1974 accueillait son texte sur une page entière dont extraits ci-dessus. C'était signé Chaketoff, pseudo transparent de celui qui allait se faire connaître dans le monde du design sous son vrai nom : Sacha Ketoff (photo) et dont l'œuvre la plus connue du public est une lampe de bureau (ci-contre). Le design, mais pas seulement car il a exercé dans bien d'autres domaines : chanteur (deux disques au moins à son actif), dessinateur, peintre, cinéaste (un court-métrage multi-primé dans des festivals), architecte, romancier, photographe. Sa profession de foi motocycliste se voulait provocante au moment où la vague japonaise déferlait sur l'Europe. Et encore plus provocante puique la "moto moto" qu'il portait ainsi aux nues était une Matchless 350, un monocylindre britannique vieux de 10 ans !
En face de ce texte, sur une page entière (encore) la photo de ce mono. Mais un mono rendu presque méconnaissable dans sa nudité car privé de son réservoir "naturel" mettant en valeur son majestueux cylindre de 72 mm x 85,5. De quoi foudroyer de jalousie tout youngtimer en mal de "personnalisation" de sa BMW afin de rider à la coule (*). Pas une Serie 2, bien sûr, mais une Serie 5 avec de gros pneus cross retaillés et un réservoir "peint en rouille".
(*) C'est nouveau : on ne roule plus, on "ride" et "à la coule" ne veut pas dire qu'on est quelqu'un que l'on n'abuse pas, mais qu'on roule "cool". Vous l'aviez compris. Le langage des journalistes s'enrichit à chaque instant, mais il me semble qu'un certain Jean-Baptiste Poquelin a écrit là-dessus, dont une fameuse réplique "Voiturez-nous ici les commodités de la conversation".
(Photo Moto Journal)
Pour Sacha "un cadre chromé c'est bien plus beau qu'un cadre pas chromé", donc le cadre et les attaches-moteur de cette Matchless sont entièrement chromés. Et Sacha n'était pas peu fier de la réflexion du chromeur à qui il avait confié ce travail : "Je connais un monsieur qui a une Bugatti. Si vous voyiez comment est construite cette voiture : exactement comme votre cadre, les pièces sont emmanchées, brasées à l'argent et au laiton et ensuite finies à la lime". Le réservoir est bien ce que vous pensez, une grosse douille d'obus en cuivre poli... Le reste de la présentation est moins exhubérant car Sacha ne voulait pas faire un chopper qui, selon lui, devait avoir un moteur multicylindre. Il s'est donc contenté de peindre à l'acrylique le réservoir d'huile et la boîte à outils puis de les décorer "par un placage à la feuille d'argent" protégé par plusieurs couches de laque transparente.
Cependant c'est le moteur qui enthousiasmait Sacha car, écrivait-il : "D'abord c'est un mono culbuté, c'est-à-dire l'instrument ultime du plaisir motocycliste, super longue-course poussant fort à bas régime, c'est le nirvana que de se promener à 3000 tours sur les petites routes sinueuses de la vallée de Chevreuse !".
Cette Matchless est unique et elle le restera à tout jamais pour deux raisons. Primo : son créateur ne s'est plus jamais manifesté dans le champ motocycliste. Secundo : il est mort le 8 avril peu après le vernissage d'une nouvelle exposition de ses œuvres à Paris (Galerie Maia Muller, 19 rue Chapon 75003 Paris). Il paraît que sa lampe est entrée dans les collections du Musée Pompidou ainsi que plusieurs de ses photos. À côté de ces objets d'art sa moto ne serait nullement déplacée, d'autant qu'elle existerait toujours me suis-je laissé dire.
La base de la machine de Sacha, un peu "crossifiée" était cette Mercury 350 de 25 chevaux avec une "selle généreuse conçue pour de larges et mâles fesses de postier britannique" (dixit Sacha). En version normale toute noire et chrome, elle pouvait , moyennant finances se retrouver dans cette robe rouge "polychromatic".
L'une des œuvres présentées par la Galerie Maia Muller. Sacha puisait son inspiration partout, glorifiant aussi bien Homer Simpson que Youri Gagarine et Thelonious Monk. Titre de cette peinture : "Mater Dolorosa wearing a Chanel handbag" ( document www.saatchiart.com).
La lampe de 1985 se nomme "W.O." en hommage aux frères Wilbur et Orville Wright, les pionniers de l'aviation.
>>>>>>>>>><<<<<<<<<<
En inscrivant votre adresse mail dans la case "newsletter" en bas de la colonne à droite, vous serez immédiatement informé de la parution d'un nouvel article. C'est absolument gratuit !